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Trente-sept partenaires.
En douze films.
De retour dans son atelier, Brady avait pianoté le nom de Rubis jusqu’à trouver quelques références. Son premier film X remontait à novembre 1999, Anal pour révisions coquines. Le titre à lui seul renvoyait déjà à une production de mauvaise qualité. Contrairement à certaines starlettes, aucun site spécifique n’était dédié à Rubis. Elle faisait partie de ces centaines d’actrices anonymes qui tentaient de se faire un nom. Pourtant, depuis l’automne, plusieurs forums la mentionnaient à cause de sa présence dans un film intitulé Orgasme primal puis, plus récemment, dans Enfer et contre tous. Deux DVD qu’il s’était procurés. C’était ce dernier que lui avait conseillé le vendeur du sex-shop. Au final, ils étaient parvenus à identifier six films avec Rubis parmi les stocks et Brady les avait tous achetés.
Il éprouvait beaucoup de difficulté à définir ce qu’il ressentait maintenant qu’il les tenait en main. Curiosité ? Excitation ? Désir ? Dégoût ? Peur ? Il y avait un peu de tout cela à la fois, semblait-il.
Puis vint le moment d’en choisir un. Il prit le plus ancien. Peut-être capturerait-il quelque chose en les visionnant dans l’ordre chronologique ?
Brady eut un sourire moqueur. Espérait-il vraiment en apprendre plus sur cette femme à travers ses films ? Des films pornographiques où la moindre émotion devait être feinte ?
Qui sait ?
Il alla s’enfermer dans sa salle de projection et enfourna la galette argentée dans le lecteur tandis que le vidéoprojecteur lançait son feulement.
Générique aux couleurs criardes, dialogues aussi crédibles que le jeu des acteurs, d’emblée il était clair que les scènes à caractère sexuel constituaient l’unique intérêt de ce navet. La première ne se fit pas attendre. Ne reconnaissant pas Rubis, Brady accéléra la vitesse de lecture, il avait encore cinq autres films à visionner.
Deuxième scène, deux hommes, une femme. Blonde, trente ans environ, seins énormes, Brady accéléra encore.
Il pressa le bouton « play » dès qu’il vit le visage familier entrer dans la pièce, une laverie automatique. Dialogue insipide, on se déshabille sans tarder. C’était elle, aucun doute. Presque candide. Quel âge pouvait-elle avoir ? À en croire la date de production : vingt et un ans tout juste. Brady lui en donnait deux de moins.
À genoux en train de pratiquer une fellation à ce type hypermusclé, Brady se sentit mal à l’aise. Voyeur.
Il n’avait pourtant jamais ressenti la moindre once de gêne à regarder du porno de temps en temps, le puritanisme consistant à nier les pulsions masculines le dégoûtait. Il fallait être malhonnête ou profondément bête pour refuser d’admettre que le porno répondait aux fantasmes des hommes, de quasiment tous les hommes du monde industrialisé. Brady se souvenait des chiffres d’une étude édifiante qu’il avait contribué à mettre en page pour un ami journaliste : chaque seconde, près de 2 000 dollars sont dépensés en prestations pornographiques dans le pays. Plus de cinquante milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Trente mille personnes par seconde cliquent sur un site X. Un nouveau film en ligne par minute.
La plupart des mecs disaient à leur femme « non, pas moi ». Cela faisait un paquet de célibataires s’excitant frénétiquement sur leurs souris, dépensant une montagne de fric avec un choix hallucinant pour si peu de clients… La vérité flottait quelque part entre le mensonge, l’hypocrisie et un besoin peut-être honteux mais ancestral : la très grande majorité des hommes, en couple ou non, visionnaient une scène porno de temps à autre. On retrouvait des peintures très explicites de coït dans l’Antiquité, les clients des lupanars de Rome attendaient leur tour en visionnant des représentations sexuelles, des gravures au Moyen Âge, des livres illustrés en Asie, sur les façades des temples en Inde…
Brady n’avait pas de tabous à ce sujet, il assumait pleinement cette sexualité solitaire même s’il n’en faisait pas étalage auprès d’Annabel.
Mais cette fois, il ne parvenait pas à se l’expliquer, les images le dérangeaient. Était-ce parce qu’il connaissait Rubis ?
Lorsque son partenaire la pénétra, avec cette indélicatesse typique, son index lança la vitesse accélérée. Il ne tenait pas à voir en détail ce qu’elle subissait. Il remit la lecture normale quand le visage de Rubis apparut, lèvres retroussées, une main parfaitement manucurée glissant ses faux ongles trop longs dans sa bouche pour insister sur le plaisir qu’elle prenait.
Sauf que ses yeux affirmaient le contraire.
Brady aperçut sa main plaquée contre le pelvis de son partenaire, tandis qu’il la sodomisait énergiquement, probablement lorsque la douleur devenait trop forte.
Brady se passa trois autres films en accéléré, prenant un peu plus son temps lorsque Rubis apparaissait, et il remarqua que si son esprit n’était pas excité par cet enchaînement de scènes, son sexe, lui, s’érigeait mécaniquement. La dichotomie du désir commune à chaque homme.
Brady s’était souvent interrogé sur ces deux aspects de l’érotisme masculin. La séparation du corps et de l’esprit. Lequel avait le pouvoir sur l’autre ?
Pour Brady, deux notions s’affrontaient. Le désir et la pulsion.
Une excitation aux deux visages.
Le désir, le plus régulier, le plus tiède aussi, pouvait naître d’une simple envie, d’un affect, il pouvait même être invoqué ; il procurait une jouissance libératrice. Brady le considérait cérébral, sous contrôle.
La pulsion, plus rare, surgissait tel un tsunami des profondeurs du cortex, dévastatrice. L’héritage d’un comportement animal. Imprévisible, obsédante. Elle progressait inlassablement comme la marée, noyant toutes réticences. Jusqu’à l’extase aussi éblouissante qu’épuisante.
Brady appelait cette dernière : le sexe primal. Du domaine de l’instinct. Parfois agressif. Elle pouvait causer des dérapages, des agressions, mais avait permis à l’espèce humaine de se propager.
Le désir appartenait à la civilisation, il nichait avec la séduction.
La pulsion relevait du bestial, de la survie. Une boussole ancestrale incrustée en chaque mâle.
Et si celle-ci était inhérente à l’espèce humaine, Brady s’était souvent demandé si le désir n’était pas né avec l’homme moderne, celui qui avait bâti les sociétés, dans le but de s’opposer à la pulsion, pour parvenir à la contrôler.
Codifier la sexualité pour avoir moins peur de l’homme. De ce qu’il abrite, tout au fond. De ce qui le guide. Reprendre le contrôle.
Pour imprimer à l’humanité une nouvelle trajectoire. Séparer la bête de l’individu.
Y parvenait-on vraiment ?
À bien y penser, cette globalisation, cette mondialisation économique et culturelle qui faisait si peur depuis quelques années existait depuis plusieurs millénaires dans l’approche sexuelle. Avec un seul but : que l’animal ne domine plus. Le triomphe de l’esprit.
L’omniprésence du porno fit douter Brady : pouvait-on museler l’essence même d’une créature ?
— Tout ça commence à me rendre malade…, fit Brady en sortant de sa salle de cinéma.
Il se fit chauffer un café avant d’attraper le boîtier que le vendeur du sex-shop lui avait remis en premier.
— Pire que du gonzo ? murmura-t-il.
Il n’était plus sûr de vouloir le visionner.
Et si ses deux derniers films étaient ce qui l’avait détruite ?
Brady but à petites gorgées en contemplant la silhouette brune et massive du pont de Brooklyn, puis retourna s’enfermer dans le noir.
Comme tous les films dans lesquels Rubis avait tourné, il s’agissait là encore d’une petite production. Chaque fois ces boîtes de production différaient ; cependant Brady remarqua un nom qui revenait régulièrement : Leonard K.
Lenny !
La vidéo sur le site de Rubis. Son viol. Elle appelait un certain Lenny avant de se rentre compte que ce n’était pas lui.
Ce Leonard K. apparaissait à chaque générique. En creusant du côté des maisons de production, il pourrait peut-être remonter jusqu’à lui.
La première scène du film surprit Brady par son esthétisme. Un long plan-séquence sur le crépuscule filmé depuis le sommet d’une colline escarpée, au milieu d’une forêt dense. Aucune trace de civilisation à l’horizon, rien qu’une mer végétale soulevée par de hautes vagues qu’une écume rocheuse perçait, çà et là. Où était-ce filmé ? Nord de l’État ? Vermont ? Virginie ? Impossible à localiser, trancha Brady.
La caméra s’immobilisa derrière un couple assis dans les hautes herbes, au moment où les rayons du soleil s’estompaient.
Puis gros plan sur leurs visages, un jeune métis et Rubis. Aucune expression sur les traits de l’actrice. L’homme l’embrassa sur le front et l’invita à se relever.
Les plans, stables et bien cadrés, témoignaient du savoir-faire inhabituel pour ce genre de film. On suivait le couple progressant tant bien que mal sur un sentier étroit, les ombres d’un groupe d’individus les traquant sur le côté. Puis l’agression. Loin des altercations des pornos, ici tout paraissait crédible. Les coups fusèrent sur le métis, plus vrais que nature. Gros plan sur son corps recroquevillé, ses traits ensanglantés.
La meute captura Rubis, qui criait et se débattait.
Ils l’entraînèrent dans les bois. Elle hurlait toujours, puis les coups se mirent à pleuvoir. Elle tomba, inconsciente.
Elle revint à elle dans une salle sans fenêtre, parois de parpaings, sol brut, éclairée par des centaines de bougies plantées dans des cannettes de bière. Une sorte de bunker souterrain. Brady distingua les agresseurs. Il en compta six. Look gothique, en cuir, fer, piercing, tatouage et maquillage. Si Rubis avait droit à des plans soulignant ses expressions de peur, la caméra ne s’arrêtait jamais sur les types, si bien que Brady fut incapable de les détailler. La musique s’éleva. Des percussions, une mélopée tribale qui ne ressemblait pas à un ajout de post-production, les rythmes provenaient du sous-sol même.
En quelques secondes les agresseurs fondirent sur elle pour lui arracher ses vêtements telles des bêtes sauvages, avant de reculer comme un seul homme pour admirer son corps nu.
Elle était belle, Brady dut se l’avouer. À la lueur des bougies, ses courbes parfaites, ses seins durcis par le froid, son pubis à peine visible, le firent frissonner.
Jusqu’à ce que la meute réapparaisse. Ils la caressèrent, en gloussant, tous ensemble, longuement. Succession de plans serrés sur les paumes effleurant sa peau, les bagues à tête de mort comme autant de petits squelettes glissant sur sa chair. Ils la découvraient tels des aveugles, parcourant le moindre pli, le moindre creux, ils glissèrent sur tout son corps pendant de longues minutes.
Cela apaisa Rubis qui cessa de gémir pour les observer.
Les ombres de leurs gestes dessinaient d’étranges motifs contre les murs, le roulement hypnotique des tambours et la lumière dansante des flammes semblaient bercer Rubis dont les paupières se refermaient peu à peu. Puis on lui passa une sangle en cuir autour du cou. Un des hommes réapparut, le pantalon ouvert, son sexe droit et prêt à la posséder. Son membre était tatoué. D’obscurs symboles indiscernables avec la pénombre.
Il la pénétra sans une réaction de Rubis sinon qu’elle sembla se réveiller.
Les va-et-vient s’enchaînèrent sous les murmures du groupe, pendant que le martèlement s’intensifiait. La sangle se raffermit, on alternait les gros plans sur le visage et le corps de la jeune femme. On serrait de plus en plus pour la priver lentement d’oxygène.
Au fil des minutes, la cadence de l’homme gagnait en violence, il grimaçait lors des rares séquences où l’on pouvait distinguer son menton et ses mâchoires. Une grimace de plaisir, mais aussi de souffrance. Il luttait pour maintenir son effort.
La sangle se rétrécissait.
Les yeux de Rubis papillonnaient. La peau de son cou s’enfonçait sous le cuir, veines palpitantes.
Gros plan sur la pénétration.
Soudain, la caméra s’attarda sur la bouche de Rubis qui s’ouvrait comme celle d’un poisson hors de l’eau, ses paupières se soulevèrent et Brady vit un nuage rouge surgir dans le blanc de l’œil tandis qu’une veinule explosait. Elle allait mourir asphyxiée ! Brady avait déjà entendu sa femme lui raconter comment les pétéchies apparaissaient lors de strangulations.
Ils vont trop loin !
Car il ne faisait aucun doute qu’aucun effet spécial ne se cachait derrière cette mise en scène.
L’homme se mit alors à pousser un cri animal en agrippant les cuisses de Rubis, il ralentit les mouvements de son bassin tandis qu’il se déversait en elle. On desserra l’étreinte suffocante autour de sa gorge et elle reprit sa respiration en sifflant.
À peine l’homme s’éloignait-il qu’un autre le remplaçait pour jouir de Rubis.
Et lentement, la sangle recommençait à l’étouffer.
L’opération dura un quart d’heure, six hommes en elle, les uns après les autres. Elle manqua perdre connaissance à trois reprises et l’on défit le garrot pour la laisser se remettre avant de continuer.
Brady trouvait tout cela très glauque et il passa la suite en accéléré.
Une autre fille était capturée, on la prenait avec une brutalité hallucinante pour un film en vente libre. Ils la frappaient au rythme des coups de reins, de la paume puis avec les poings. Elle s’évanouit trois fois ; les hommes la ranimèrent pour recommencer. Encore et encore.
Puis Rubis revint, toujours sous cet éclairage orangé et ces percussions lancinantes.
Cette fois, pendant que l’un la prenait, les cinq autres lui incisaient légèrement la chair à l’aide de lames de rasoir, sur les flancs, les bras, les seins, le cou, les cuisses…
Elle fut vite couverte de sang, une pellicule huileuse sur laquelle ils s’agitaient en grognant de satisfaction.
Rubis avait le regard halluciné, pourtant elle se soumettait, comme asservie à leur moindre lubie. De temps à autre elle geignait, mais étouffait aussitôt son cri.
Brady, le menton dans la main, secouait la tête, atterré.
Le jeune métis avec qui Rubis formait un couple au début du film réapparut, sorti d’une chambre lambrissée. Tandis qu’ils circulaient dans un couloir, Brady remarqua la lune au loin à travers un carreau. Tout était donc filmé de nuit ? Les tortionnaires restaient invisibles, la caméra prenant soin de ne jamais filmer leurs traits.
Un nom sur le mur.
Brady se précipita sur la télécommande pour revenir en arrière et lancer le défilement, image par image, pour faire pause au moment où un panneau, à l’entrée d’un autre couloir, représentait un plan de maison, positionnant les extincteurs, sortie de secours et toutes les informations relatives à la sécurité. En haut les lettres KING s’affichaient en caractères gras bien que l’angle dissimulât la fin du nom.
Le métis, visage tuméfié, fut à son tour violé par le groupe de sauvages. Avec des mâchoires en acier ils lui déchiraient lentement les tétons, ils le sodomisaient tandis qu’on lui électrocutait les testicules avec une batterie de voiture et des pinces, et rien ne semblait simulé. Du live.
Brady pressait la touche d’accélération, pour accéder à la dernière séquence. Il n’en pouvait plus de ce spectacle pour malades mentaux.
Rubis était enchaînée dans le sous-sol, harassée, désespérée, elle guettait au-delà de la caméra dans l’espoir d’un signe, pour que tout s’arrête. Une silhouette entra, enveloppée dans un long manteau en cuir, les cheveux longs masquant ses traits. Des bagues plein les doigts.
— Relâchez-moi, murmura Rubis, à bout de force.
L’homme renifla et vint s’accroupir devant elle.
Deux bougies seulement éclairaient la pièce. Il se pencha vers la jeune femme pour lui dire :
— Ne t’en fais pas. Tu as l’impression que ton corps est las. Que ton âme est vidée. Que tu vas bientôt disparaître. Il n’en est rien.
Il parlait en chuchotant, sur un ton mielleux, presque écœurant.
— Pitié, implora Rubis pendant qu’une larme coulait sur sa joue sale.
— Chaque fois que tu tomberas dans les pommes, on te ranimera, chaque fois que tu croiras mourir, on sera là pour toi, on fera tout pour que tu restes en vie.
D’un geste rapide, il souffla sur les bougies pour invoquer les ténèbres.
La peinture phosphorescente qu’il avait sur le visage se mit à briller d’un jaune vif. Des traits agressifs, des angles et des pointes, avec des abîmes à la place des yeux. Un faciès de mort. Il ajouta :
— Et notre plaisir durera. Longtemps.
FIN.